par Lucas Howell le 11 Fév 2014, 18:02
Monsieur Howell...
J'étouffais un rire en entendant la voix de la jeune femme me héler de cette manière et me contentait de répondre par un demi-sourire — proprement sarcastique, de l'intérieur — hochant la tête de façon à lui affirmer que oui, j'étais bien celui qu'elle cherchait. Du moins, ce nom figurait sur mon état civil et ma convocation. En revanche, il y avait belle lurette que plus personne ne m’appelait ainsi. Pas même le concierge grincheux et probablement psychopathe de l'immeuble pourri où se trouvait mon domicile. Lui grognait simplement lorsqu'il m'apercevait et franchement, à voir sa tronche, le genre à être placardée au beau milieu des Ten Most Wanted du FBI... j'aimais autant.
Enfin, rien d'étonnant, la demoiselle se montrait professionnelle, me débitant le speech d'accueil conforme à tous les business center de ce bas monde. Courtoisie de façade et sourire Colgate. Charmant sourire au demeurant, peut-être un peu plus appuyé qu'à l'accoutumée dans ce genre situation. L'espace d'une seconde, tout en lui emboîtant le pas, je m'interrogeais sur ce qui pouvait bien illuminer ainsi son visage. A priori, pas la vue d'une espèce de rebut citadin qu'elle devait guider gentiment vers sa destination à une heure aussi indécente. Ou alors, la dénommée Marie Bremer avait des goûts particuliers.
Les portes d'acier glacial de l’ascenseur nous faisaient désormais face et mes conjectures demeuraient telles quelles, lorsqu'elle m'annonça que j'allais rencontrer la personne chargée de mon recrutement. Miss Castle-Glass. Une fois de plus, je ravalais un éclat de rire. Le nom sonnait tellement raccord avec le décor environnant que s'en était presque irréel. Et si la dame en question se révélait nantie d'une personnalité assortie, l'entretien risquait plus de tenir de la joute menée d'une main de fer que d'une partie de plaisir. En même temps, étais-je venu ici pour m'amuser ? Oui. Mais il est vrai que dans le monde normal, ce n'aurait pas du être le but premier de ma présence. Absorbé par mes pensées, je perdis presque le fil des paroles de mon accompagnatrice. Le silence flotta un moment avant que je ne percute et finisse par répondre à sa question.
— Non merci. J'ai eu ma dose ce matin, répondis-je en laissant passer un fugitif sourire sur mes lèvres.
Je l'avais eue, effectivement. En quantité suffisante pour affronter les requins des étages supérieurs. Bien que mon petit remontant fut moins légal que la caféine ou un bon thé fumant. Cependant, inutile de le préciser, même si je ne doutais pas que d'autres au sein d'Orgone puissent avoir recours à des boosters plus efficaces qu'un simple expresso, elle ne me semblait pas appartenir à cette catégorie. Je pénétrais à sa suite dans l’ascenseur, prenant place à ses côtés, quand vint une seconde interrogation. Ma présence la mettait-elle mal à l'aise au point qu'elle se sente obligée de me tenir le crachoir ou était-elle de nature sociable et chaleureuse en tous temps ? J'observais son visage aux lignes rondes et douces, ses grands yeux clairs et optait pour la seconde option. Certes, on pouvait se forcer pour le boulot, mais un voyage en ascenseur ne durait pas si longtemps et la plupart des secrétaires ou assistantes préféraient le silence, le temps que les portes se rouvrent sur la destination visée. Question de discrétion professionnelle autant que de manque d'envie de faire la causette à de parfaits inconnus, sans doute. D'ailleurs, elle avait pris soin de tourner sa phrase de manière à ce que le tout sonne pro, aussi répondis-je de façon complètement opposée :
— Je ne postule pas. Apparemment, vos employeurs veulent que je gribouille de jolis dessins pour leurs futurs jeux. Enfin, si j'ai bien compris ce qui est écrit sur le carton d'invitation qu'ils m'ont envoyé et que vous tenez entre vos mains...
Je n'avais pas envoyé de CV. L'idée que cette lettre se soit retrouvée chez moi sans que j'en ai manifesté le désir, qu'on ait trouvé mon adresse et se soit permis de me spammer de la sorte alors que je ne demandais qu'à vivre, si on peut dire, tranquille dans mon coin, me hérissait le poil. Ma mauvais humeur revenait au galop. De là à insinuer qu'elle ne savait pas lire un courrier... Aussi, Marie s'étant montrée plutôt sympathique jusque là et n'étant pas responsable de ce qui m'irritait sur le moment, je pris le parti de reprendre la parole et de répondre un peu plus cordialement :
— Concept artist. Pour tout vous avouer, je ne savais pas vraiment moi-même de quoi il s'agissait avant de chercher sur le net. Les jeux vidéos... pas mon truc. Et vous, que faites-vous ici ? A part guider les paumés dans mon genre, je veux dire.
Si, promis, un mec pouvait ne pas jouer au jeux vidéo. Même gamin ou ado, ce divertissement ne m'attirait pas vraiment. Jouer du crayon, en revanche... Mes iris encre de chine revinrent se poser sans aucune pudeur sur le visage de Marie. J'en détaillais à nouveau les contours avec une insistance qui faisait plus que friser l'impolitesse. Rien de pervers pourtant dans tout ça. Les seules idées qui me traversaient l'esprit étaient : Aurais-je aimé la dessiner, avant ? Aurais-je pris plaisir à esquisser ces lignes sur une feuille ou sur une toile ? M'aurait-elle... inspiré ?
Questions stupides. Reviens sur terre, tout ça c'est du passé. Tu n'es ici que pour une heure au plus. Tu es mort en ce qui concerne les Muses et rien, surtout pas une boîte comme celle-ci, n'y changera quoi que ce soit.
Mon visage, pour peu affable que fut son expression l'instant d'avant, se ferma totalement. Attendant qu'elle lance le coup d'envoi de notre voyage vers les sommets en appuyant sur le bouton de l'étage du bureau Castle-Glass, détournant le regard, j'achevais sèchement d'une courte phrase :
— Et appelez moi Lucas.
Monsieur Howell... entendre mon nom résonner ainsi me rappelais beaucoup trop de choses que je préférais oublier.